FORT-DA
dans...
“ Au-delà du principe de plaisir ”. (1920)
Au-delà du principe du plaisir
2
Principe du
plaisir et névrose traumatique. Principe du plaisir et jeux d'enfants
par: Sigmund Freud
(....)
Je
propose donc de laisser de côté l'obscure et nébuleuse question de la névrose
traumatique et d'étudier la manière dont travaille l'appareil psychique, en
s'acquittant d'une de ses tâches normales et précoces : il s'agit des jeux
des enfants.
Les
différentes théories relatives aux jeux des enfants ont été récemment exposées
et examinées au point de vue analytique par S. Pfeifer dans Imago (V, 4), et je ne puis que renvoyer
les lecteurs à ce travail. Ces théories s'efforcent de découvrir les mobiles
qui président aux jeux des enfants, sans mettre au premier plan le point de vue
économique, de considération en rapport avec la recherche du plaisir. Sans
m'attacher à embrasser l'ensemble de tous ces phénomènes, j'ai profité d'une
occasion qui s'était offerte à moi, pour étudier les démarches d'un garçon âgé
de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention. Il
s'agit là de quelque chose de plus qu'une rapide observation, car j'ai, pendant
plusieurs semaines, vécu sous le même toit que cet enfant et ses parents, et il
s'est passé pas mal de temps avant que j'eusse deviné le sens de ses démarches
mystérieuses et sans cesse répétées.
L'enfant
ne présentait aucune précocité au point de vue intellectuel ; âgé de 18
mois, il ne prononçait que quelques rares paroles compréhensibles et émettait
un certain nombre de sons significatifs que son entourage comprenait
parfaitement; ses rapports avec les parents et la seule domestique de la maison
étaient excellents, et tout le monde louait son « gentil » caractère.
Il ne dérangeait pas ses parents la nuit, obéissait consciencieusement à l'interdiction
de toucher à certains objets ou d'entrer dans certaines pièces et, surtout, il
ne pleurait jamais pendant les absences de sa mère, absences qui duraient
parfois des heures, bien qu'il lui fût très attaché, parce qu'elle l'a non
seulement nourri au sein, mais l'a élevé et soigné seule, sans aucune aide
étrangère. Cet excellent enfant avait cependant l'habitude d'envoyer tous les
petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d'une pièce, sous un
lit, etc., et ce n'était pas un travail facile que de rechercher ensuite et de
réunir tout cet attirail du jeu. En jetant loin de lui les objets, il
prononçait, avec un air d'intérêt et de satisfaction, le son prolongé o-o-o-o
qui, d'après les jugements concordants de la mère et de l'observateur, n'était
nullement une interjection, mais signifiait le mot « Fort» (loin). Je me
suis finalement aperçu que c'était là un jeu et que l'enfant n'utilisait ses
jouets que pour « les jeter au loin ». Un jour je fis une observation
qui confirma ma manière de voir. L'enfant avait une bobine de bois, entourée
d'une ficelle. Pas une seule fois l'idée ne lui était venue de traîner cette
bobine derrière lui, c'est-à-dire de jouer avec elle à la voiture ; mais
tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d'adresse
par-dessus le bord de son lit entouré d'un rideau, où elle disparaissait. Il
prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la
saluait cette fois par un joyeux « Da ! »
(« Voilà ! »). Tel était le jeu complet, comportant une
disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le
premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu'il fût évident que
c'est le deuxième acte qui procurait à l'enfant le plus de plaisir [1].
L'interprétation
du jeu fut alors facile. Le grand effort que l'enfant s'imposait avait la
signification d'un renoncement à un penchant (à la satisfaction d'un penchant)
et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l'absence de la
mère. L'enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette
absence, en reproduisant, avec les objets qu'il avait sous la main, la scène de
la disparition et de la réapparition. La valeur affective de ce jeu est
naturellement indépendante du fait de savoir si l'enfant l'a inventé lui-même
ou s'il lui a été suggéré par quelqu'un ou quelque chose. Ce qui nous
intéresse, c'est un autre point. Il est certain que le départ de la mère
n'était pas pour l'enfant un fait agréable ou, même, indifférent. Comment alors
concilier avec le principe du plaisir le fait qu'en jouant il reproduisait cet
événement pour lui pénible? On dirait peut-être que si l'enfant transformait en
un jeu le départ, c'était parce que celui-ci précédait toujours et
nécessairement le joyeux retour qui devait être le véritable objet du
jeu ? Mais cette explication ne s'accorde guère avec l'observation, car le
premier acte, le départ, formait un jeu indépendant et que l'enfant
reproduisait cette scène beaucoup plus souvent que celle du retour, et en
dehors d'elle.
L'analyse
d'un cas de ce genre ne fournit guère les éléments d'un conclusion décisive.
Une observation exempte de parti-pris laisse l'impression que si l'enfant a
fait de l'événement qui nous intéresse l'objet d'un jeu, ç'a été pour d'autres
raisons. Il se trouvait devant cet événement dans une attitude passive, le
subissait pour ainsi dire ; et voilà qu'il assume un rôle actif, en le
reproduisant sous la forme d'un jeu, malgré son caractère désagréable. On
pourrait dire que l'enfant cherchait ainsi à satisfaire un penchant à la
domination, lequel aurait tendu à s'affirmer indépendamment du caractère
agréable ou désagréable du souvenir. Mais on peut encore essayer une autre
interprétation. Le fait de rejeter un objet, de façon à le faire disparaître,
pouvait servir à la satisfaction d'une impulsion de vengeance à l'égard de la
mère et signifier à peu près ceci : « Oui, oui, va-t'en, je n'ai pas
besoin de toi; je te renvoie moi-même. » Le même enfant, dont j'ai observé
le premier jeu, alors qu'il était âgé de 18 mois, avait l'habitude, à l'âge de
deux ans et demi, de jeter par terre un jouet dont il était mécontent, en
disant : « Va-t'en à la guerre ! » On lui avait raconté
alors que le père était absent, parce qu'il était à la guerre; il ne manifestait
d'ailleurs pas le moindre désir de voir le père, mais montrait, par des indices
dont la signification était évidente, qu'il n'entendait pas être troublé dans
la possession unique de la mère [2]. Nous savons d'ailleurs que les enfants expriment souvent des
impulsions hostiles analogues en rejetant des objets qui, à leurs yeux,
symbolisent certaines personnes [3]. Il est donc permis de se demander si la tendance à s'assimiler
psychiquement un événement impressionnant, à s'en rendre complètement maître peut
se manifester par elle-même et indépendamment du principe du plaisir. Si, dans
le cas dont nous nous occupons, l'enfant reproduisait dans le jeu une
impression pénible, c'était peut-être parce qu'il voyait dans cette
reproduction, source de plaisir indirecte, le moyen d'obtenir un autre plaisir,
mais plus direct.
De
quelque manière que nous étudiions les jeux des enfants, nous n'obtenons
aucune donnée certaine qui nous permette de nous décider entre ces deux
manières de voir. On voit les enfants reproduire dans leurs jeux tout ce qui
les a impressionnés dans la vie, par une sorte d'ab-réaction contre l'intensité
de l'impression dont ils cherchent pour ainsi dire à se rendre maîtres. Mais il
est, d'autre part, assez évident que tous leurs jeux sont conditionnés par un
désir qui, à leur âge, joue un rôle prédominant : le désir d'être grands
et de pouvoir se comporter comme les grands. On constate également que le caractère
désagréable d'un événement n'est pas incompatible avec sa transformation en un
objet de jeu, avec sa reproduction scénique. Que le médecin ait examiné la
gorge de l'enfant ou ait fait subir à celui-ci une petite opération : ce
sont là des souvenirs pénibles que l'enfant ne manquera cependant pas
d'évoquer dans son prochain jeu ; mais on voit fort bien quel plaisir peut
se mêler à cette reproduction et de quelle source il peut provenir : en
substituant l'activité du jeu à la passivité avec laquelle il avait subi
l'événement pénible, il inflige à un camarade de jeu les souffrances dont il
avait été victime lui-même et exerce ainsi sur la personne de celui-ci la
vengeance qu'il ne peut exercer sur la personne du médecin.
Quoi
qu'il en soit, il ressort de ces considérations qu'expliquer le jeu par un
instinct d'imitation, c'est formuler une hypothèse inutile. Ajoutons encore
qu'à la différence de se qui se passe dans les jeux des enfants, le jeu et
l'imitation artistiques auxquels se livrent les adultes visent directement la
personne du spectateur en cherchant à lui communiquer, comme dans la tragédie,
des impressions souvent douloureuses qui sont cependant une source de jouissances
élevées. Nous constatons ainsi que, malgré la domination du principe du
plaisir, le côté pénible et désagréable des événements trouve encore des voies
et moyens suffisants pour s'imposer au souvenir et devenir un objet
d'élaboration psychique. Ces cas et situations, susceptibles d'avoir pour résultat
final un accroissement de plaisir, sont de nature à former l'objet d'étude
d'une esthétique guidée par le point de vue économique; mais étant donné le but
que nous poursuivons, ils ne présentent pour nous aucun intérêt, car ils
présupposent l'existence et la prédominance du plaisir et ne nous apprennent
rien sur les manifestations possibles de tendances situées au-delà de ce principe,
c'est-à-dire de tendances indépendantes de lui et, peut-être, plus primitives
que lui.
(....)
[1] L'observation ultérieure confirma
pleinement cette Interprétation. Un jour, la mère rentrant à la maison après
une absence de plusieurs heures, fut saluée par l'exclamation :
« Bébé o-o-o-o » qui tout d'abord parut inintelligible. Mais on ne tarda
pas à s'apercevoir que pendant cette longue absence de la mère l'enfant avait
trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même. Ayant aperçu son image dans
une grande glace qui touchait presque le parquet, il s'était accroupi, ce qui
avait fait disparaître l'image.
[2] L'enfant a perdu sa mère alors qu'il était
âgé de 5 ans et 9 mois. Cette fois, la mère étant réellement partie au loin
(o-o-o), l'enfant ne manifestait pas le moindre chagrin. Entre-temps,
d'ailleurs, un autre enfant était né qui l'avait rendu excessivement jaloux.