(Dans la revue Elucidation – numéro inconnu)
1.-JCM. LES CONSTELLATIONS REVELATRICES
PAR JEAN-CLAUDE MILNER
LES CONSTELLATIONS
N’EXISTENT PAS; seules existent les étoiles qui les composent. C’est un lemme
de la science moderne. C’est aussi l’un des traits différentiels qui séparent
la phusis des Anciens et la Nature post-galiléenne.
Que les constellations
existent, cela suivait de la relation privilégiée qu’entretient la phusis au
regard. Car elles se donnent à voir; en vérité, elles ne font que cela. Un
corps céleste que nul ne voit, ne laisse pas d’exister pour l’astronomie
d’aujourd’hui. Ainsi en va-t-il des exoplanètes; planètes extérieures à notre
système solaire, elles échappent aux instruments les plus puissants; seul le
calcul les restitue et autorise qu’on nomme chacune d’elles. En revanche, une
constellation que nul ne verrait serait une contradiction dans les termes; du
même coup, aucun nom ne lui serait assigné. Un observateur est requis; il doit
disposer de la vue et du langage; c’est l’homme d’Ovide, visage tourné
vers le haut. Les constellations n’existent que pour lui et par lui. Les bêtes
n’en ont que faire, elles qui voient les étoiles et parfois s’en orientent.
Quant aux dieux qui les verraient et les nommeraient, ils seraient au sens
strict anthropomorphes; tels étaient les dieux antiques, tel n’est pas le Dieu
des chrétiens. À la naissance du Christ préside une lumière nouvelle – comète,
nova, on en dispute, mais sûrement pas constellation, signe récurrent et
régulier. Grande différence avec l’enfant de la Quatrième églogue de Virgile: Jam
redit et virgo…
L’homme regarde le ciel
étoilé et se persuade que les étoiles s’assemblent en figures. Il nomme ces
figures. À partir des mythes et des contes, grecs ou non. Sinon que dans le
dispositif de la phusis, l’épistémè reconnaissait les constellations
pour des objets dignes d’elle ; Eratosthène peut relater la
naissance légendaire des constellations (Catastérismes), sans cesser d’être
l’astronome que l’on sait. Dans le dispositif de la science moderne, rien de
tel. La Nature n’est pas faite pour le regard – elle ne se cache ni ne se
montre. Visibles ou non, les étoiles son réelles ; précisément parce
qu’elles sont visibles, les constellations sont imaginaires. Le dessin qu’elles
forment n’est rien d’autre qu’une représentation que se donne le regard égaré
afin de suspendre, un instant, une incontrôlable sidération. Aucune règle
calculable dans les figures, hormis la prégnance de quelque bonne forme ;
aucune relation entre les points qui les composent, hormis la demande
d’arpentage, qui est la même que la demande de langage (je ne dis pas
« langue ») : que le ciel ne soit pas moins arpenté que la terre
et pas moins langagier.
Dissiper les
constellations pour ne compter que les étoiles, les planètes ou les galaxies,
le geste est décisif. Les conserver à des fins de repérage pratique, la
transaction est habile, mais ne change rien au fond des choses (la décision
remonte, semble-t-il, à Herschel). Tenir l’étoile Polaire pour un réel et les
deux Ourses pour un imaginaire, cela revient à affirmer ce qui ne va nullement
de soi : que ce n’est pas parce que quelque chose se donne à voir, qu’il
faut en tenir compte : ce que n’est pas parce que deux choses se donnent à
voir avec la même évidence, qu’il faut en tenir compte de la même manière. Le
regard qui saisit l’étoile Polaire saisit aussi la Petite Ourse qui l’inclut et
la Grande Ourse qui l’avoisine ; pourtant ce même regard ne saisit pas à
la fois le même type d’existence. Il faut alors conclure que les phainomena
ne forment pas une clase consistante ; ils n’ont donc pas à être sauvés
ensemble, mais chacun doit être examiné un par un, sans exclure la possibilité
que certains seulement soient préservés, d’autres étant à jamais
dissipés ; ils n’ont pas à être passés au crible de leurs qualités – les
qualités sont les mêmes pour l’étoile et la constellation –, mais à un autre
crible, qui ne sait rien des qualités. Réciproquement, l’œil humain n’est pas
le lieu ultime de la science ; il ne détermine pas la Nature, laquelle
n’est pas un spectacle. Les orbes célestes, que nul ne voit et que nul ne nomme
(tout au plus les calcule-t-on), sont plus effectifs que les constellations que
tout le monde voit et nomme.
Avec les constellations
disparaissent des savoirs que les plus grands tenaient pour majeurs. Un geste
sacrificiel est ainsi accompli. Il est pourtant constamment dénié. Les noms
indistincts de ciel, de voûte céleste, de ciel étoilé, d’étoiles jettent un
voile commode sur l’ambiguïté. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le ciel
étoilé dont parle Kant est-il constellé ou pas ? La différence est
profonde et emporte avec soi la question de la loi morale. Si la loi morale en
moi est le strict analogue des constellations hors de moi, alors, comme les
constellations hors de moi, la loi morale n’est rien de plus qu’un dessin que
je me fabrique pour m’orienter dans les déserts de l’amour ou l’océan des
passions. On conclura volontiers que seules les passions sont réelles. Si en
revanche elle est en moi l’analogue d’une étoile hors de moi – disons, une fois
encore, l’étoile Polaire -, alors elle est un réel, à quoi les constellations
(religions diverses, préceptes moraux, codes juridiques) apportent seulement
une aide mnémotechnique. Le protestantisme éclairé, comme Petite Ourse de la
moralité, voilà qui donnerait sens à la mode WASP du Teddy bear. Selon la
première lecture, Kant ne touche au réel qu’à se retourner en Sade ; selon
la seconde, Kant touche au réel sans se retourner. Le problème est que sans doute, Kant consiste
justement en l’impossibilité d’arrêter le balancier et que le réel en lui se
retourne incessamment en imaginaire. Et inversement.
Que les poètes aient
rencontré la question, on ne devrait pas s’en étonner. Après tout, la poésie
dans sa propre mémoire est balisée de constellations –qu’on songe aux Pléiades,
de Sapho à Du Bellay. Mais il revint spécialement aux poètes du XIXème siècle
de s’affronter au sacrifice exigé par la science ; parmi ceux-ci, je
distinguerai, m’inspirant de Jacques Roubaud, les poètes du sonnet. Et parmi
les poètes du sonnet, je distinguerai Mallarmé, le tiens qu’à poser la question
du sonnet, de ses lois, de leur caractère strict (accentué par Banville, comme
l’a fait apparaître Roubaud), tous ont de fait posé la question de la science.
Plus exactement, c’est parce qu’ils étaient sollicités par l’émergence de la
science de la Nature dans sa forme triomphante, qu’ils se perçurent sollicités
par le formalisme poétique. Dans sa facticité et dans sa rigueur. À l’inverse,
le poète qui promut au sommet des savoirs possibles, non pas la science
mathématisée, mais l’histoire comme légende, fut aussi de tous le plus
indifférent au sonnet : Victor Hugo.
Les poètes du sonnet vont
au nombre par la science et par le vers. Les deux voies se rejoignent-elles ou
pas ? La question les a tous traversés, mais ils y ont répondu
variablement. Sainte-Beuve, auditeur de Lamarck, admirateur de Claude Bernard
et de Littré, a choisi la science ; la poésie n’y survivra pas. Quand
Nerval parle du « luth constellé », on peut certes entendre
« constellé » de biens des manières ; mais la plus simple
demeure la plus assurée. Il s’agit des constellations, en deuil de l’étoile
(« ma seule étoile est morte »). Les nombres du vers et du sonnet le
saisissent d’un coup –entre douze et quatorze, la treizième-, mais aussi la
haine des nombres de la science. Nerval les combat sans merci, redoublant
l’Univers d’un Autre Univers, qui s’y ajoute et l’annule. Pour être revenu aux
constellations, il lui faut revenir aux anciens savoirs et aux anciens dieux. Swedenborg l’emporte à jamais sur Newton.
Baudelaire n’ignorait ni
Sainte-Beuve ni Nerval. Mais il leur préféra Poe. Chez lui, Baudelaire crut
trouver tout à la fois la science de la Nature (Euréka) et l’ideal d’un calcul
poétique (The Philosophy of Composition). Il y trouva également la conjonction
de la constellation et de la lettre. Dans Euréka, Poe ordonne le ciel : « nous pouvons dire de
notre Soleil qu’il est positivement situé sur le point de l’Y où se rencontrent
les trois lignes qui le composent, et, nous figurant cette lettre comme douée d’une
certaine solidité, d’une certaine épaisseur, très-minime en comparaison de la
longueur, nous pouvons dire que notre position est dans le milieu épaisseur, »
(XI). Dans Le Double assassinat de la rue Morgue, Dupin traite de la
constellation d’Orion selon les développements les plus récents de
l’astronomie ; c’est pour, l’instant d’après, citer Ovide (Fastes, V, 536)
et commenter la substitution d’une lettre à une autre (changement d’Urion en
Orion) : perdidit antiquum littera prima sonum, « l’initiale
perdit sa sonorité d’autrefois ». Chez Ovide, il s’agit d’un
euphémisme ; Urion s’appelle ainsi parce qu’il est né de l’urine des
dieux. Épisode malséant, que la modification littérale doit dissimuler. Chez
Poe, rien n’en est évoqué ; il s’agit bien plutôt, à l’exemple de Bacon,
d’unifier l’interrogation de la Nature et la cryptographie.
À la simultanéité
déchirante des sollicitations, celle de la science et celle du vers, Mallarmé a
conféré une expression tout à la fois systématique et dramatique. La décision
de Nerval est explicitement condamnée face à la science qui élit l’Univers pour
son objet et qui à l’Univers n’admet aucune limite, il est vain de construire
un contre-Univers : le rêve, ou le souvenir, ou la folie. Au reste les
faits sont là ; cela se termine mal.
Par les Chimères (à quoi Mallarmé oppose systématiquement la Chimère au
singulier) et le suicide laid : « Vont ridiculement se pendre au
réverbère », dernier vers du Guignon. À qui veut éviter chimères
et ridicule, une décision autrement radicale est nécessaire. Le vers et plus
généralement les Lettres doivent faire limite à la science ; entendons la
science qui ose prendre pour objet le sans limites en tant que tel – ce que
Mallarmé nomme en 1869 le « mouvement hyperscientifique » (Notes,
p.851 de l’ancienne édition de La Pléiade, procurée par Henri Mondor et G.
Jean-Aubry). Les quatorze vers du sonnet, les douze pieds de l’alexandrinm les
ving-quatre lettres de l’alphabet donnent accès simultanément à la question des
Lettres, contingentes et nécessaires, à la question de la nature telle que
l’homme l’avait immémorialement contemplée (rythme des saisons, régularités des
phénomènes célestes) et à la question de la Nature moderne comme lieu d’une
science et d’une technique illimitées. L’Univers en tant qu’il pourrait être
autre qu’il n’est et en tant qu’il est comme il est, Mallarmé appelle cela le
Hassard – à la fois contingence de la relation du son au sens, contingence des
règles du vers et contingence des lois de la Nature (l’ouvrage de Boutroux date
de 1874)
Les trois questions se résument
alors en une : la poésie entendue peut-elle et doit-elle renoncer aux
constellations ? On connaît la réponse de Mallarmé : « La Nature
a lieu, on n’y ajoutera pas » (La Musique et les Lettres, Mondor,
p. 647) ; on n’y ajoutera donc pas un Autre monde –contre Nerval encore.
Ne pas ajouter, voilà justement l’instant de la constellation :
« Rien/n’aura eu lieu/que le lieu/excepté/peut-être/une
constellation » (Coup de dés) . Entendons : rien n’aura eu
lieu que ce qui a lieu, c’est-à-dire la Nature, comme lieu de la science et de
la technique –sauf l’exception qui fait limite. À relier à : « les
constellations s’initient à briller : comme je voudrais que parmi
l’obscurité qui court sur l’aveugle troupeau, aussi des points de clarté (...)
se fixassent, malgré ces yeux scellés ne les distinguant pas » (Conflit,
Mondor, p. 359 ; « comme » = « tout comme ») et à
« on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres,
seul, ainsi s’indique... » (L’Action restreinte,
Mondor, p.370)
Non seulement la poésie
ne renonce pas aux constellations, mais elle y trouve son répondant
intelligible. À condition du moins que soit reconnue leur définitive
obsolescence. Précisément parce que la science moderne en sanctionne la
disparition au nom de la Nature, le soin revient à la poésie de constater cette
disparition, d’en prendre définitivement acte pour la constituer en
soustractions et en exception : « pour le fait, pour l’exactitude,
pour qu’il soit dit » (Conflit, Mondor, p. 359). Alors seulement,
elle peut opposer à l’Univers une subsistance qui soit à celui-ci comme un
envers à l’égard d’un endroit et comme une limite d’ores et déjà (pg.6) franchie : « aussi loin qu’un
endroit / fusionne avec au-delà » (Coup de dés) ; ou comme
la projection topologique d’une profondeur infinie en une surface ; ou
comme la transformation d’un Univers sans haut ni bas en un espace avec haut et
bas : « quelque surface vacante et supérieure » (Coup de dés)
S’adressant à des Anglais
marqués par leur croyance (« Angleterre ne peut à cause de Dieu (...)
adopter la science pure », Notes, Mondor, p.851). Mallarmé est on ne peut plus explicite. Dans La
Musique et les Lettres (conférence prononcée à Oxford et à Cambridge en
1894), il décrit celui qu’il appelle le « civilisé édennique » :
« Un homme peut advenir, en tout oubli [...] de l’encombrement
intellectuel chez les contemporains ; afin de savoir, selon quelque
recours très simple et primitif, par exemple la symphonique équation propre aux
saisons, habitude de rayon et de nuée... » (Mondor, p. 646). Si de plus
« il a [...] pris soin de conserver de son débarras strictement une piété
aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par le miracle de l’infinité,
fixées en quelque langue, la sienne », cet homme « possède une
doctrine en même temps qu’une contrée » (ibid.). Le civilisé
édennique (je conserve l’orthographe de Mallarmé), contemporain de la science
et de la technique, ne cesse pas pour autant de reconnaître, comme Adam avant
la chute, les constellations ; autant dire qu’il ne cesse pas de penser
par le vers : « le vers agencé comme un spirituel zodiaque »
(fragment de 1893. La littérature, Mondor, p.850). Ce faisant, il
maintient, au sein de l’Univers, la mémoire de ce qui précéda la science
moderne : le savoir des alternances et des constances du monde.
Mallarmé pouvait se
souvenir que, selon certains érudits, le mot « saison » est issu du
latin statio, position du Soleil dans chacun des signes successifs du
Zodiaque ; cette étymologie est évoquée dans le Littré. Elle est
généralement rejetée au profit d’une origine satio,
« semailles », mais la question n’est nullement réglée (voir par
exemple Guiraud, Le dictionnaire des étymologies obscures). Mallarmé
avait en tout cas lu Milton et parlait à des auditeurs qui l’avaient lu ;
il s’était formé par lui une idée de l’Éden, tel que l’archange Raphaël en
décrit à Adam l’achèvement, au crépuscule du Sixième Jour : « La
terre, l’air résonnaient (tu t’en souviens, car tu les entendis) ; les
cieux et toutes les constellations retentirent, les planètes s’arrêtèrent dans leur station pour écouter... » (Le
Paradis perdu, VII : trad. Chateaubriand). Lisibles dans l’alphabet
céleste, les savoirs édenniques ne le sont pas moins dans les vingt-quatre
lettres de la langue.
On notera l’insistance
sur le vingt-quatre. La mention revient plusieurs fois (cf. entre autres,
Mondor, p.646 et p. 850). Mon ignorance ne me permet pas d’établir si quelque
chercheur a répondu à la question : comment Mallarmé parvient-il au vingt-quatre ?
Il songeait évidemment à l’alphabet grec, qui permit aux Alexandrins de décompter
les chants de l’Iliade et de l’Odyssée. Mais Mallarmé parle du français ;
or, l’alphabet français du XIXème siècle compte vingt-cinq lettres ; on
n’y inclut pas alors le « w », lettre réputée étrangère (Brachet et
Dussouchet, Grammaire Française, 1888, 34-35). Mallarmé, formé à la
linguistique de son temps, l’ignorait moins que personne. Une conjecture :
ayant exclu le « w », comme Brachet et Dussouchet, Mallarmé aurait
fait un pas supplémentaire, en excluant le « K » -lettre purement
grecque ou étrangère (voir ce qu’en dit le Littré et, par contraste, l’usage
qu’en fait Leconte de Lisle). Il serait intéressant de vérifier si Mallarmé use
du « K » ou du « w » dans le volume de ses Poésies,
calligraphié par ses soins (noms propres mis à part, Whistler ou Wagner). Un
premier examen semble prouver que non. On opposera les Vers de Circonstance
(« Mademoiselle Wrotnowska », Les loisirs de la poste, CVII,
ou « kyrielle », ibid., CVIII)- Dans les poèmes de jeunesse,
que, justement, il ne reprit pas en volume, le verbe « polker », danser la polka
(Contre un poète parisien, Mondor, p. 21). Mallarmé
ou le lipogramme caché ?
Quelles qu’elles soient,
les deux lettres manquantes rétablissent le droit des constellations. Mais ces
dernières ne subsistent qu’au titre d’une trace, incessamment disparaissant.
Témoin, une fois encore, le texte de Coup de dés : vers /ce doit
être /le Septentrion aussi Nord /une constellation /froide d’oubli et de
désuétude. » Il ne faut pas
comprendre le groupe épithète comme la particularisation d’une constellation
(page 7) opposable à d’autres, qui ne seraient ni froides ni oubliées ni
désuètes. Au temps de la science, toute constellation est comme telle désuète
et vouée à l’oubli. Le nom même s’en efface. « Le Septentrion aussi
Nord », le second nom rature le premier. Or le Septentrion nomme une
constellation : Septem triones, les sept bœufs de labour :
ainsi les Latins appelaient-ils la Grande Ourse et parfois la Petite Ourse.
Mallarmé, il est vrai, ne mentionne jamais que la première, alors que l’étoile
Polaire appartient à la seconde : c’est que la Grand Ourse brille aux
regards, or Mallarmé ne prend en compte que la brillance (« les
constellations s’initient à briller »)
En tant que vocable
(germanique et non plus latin), le Nord n’a rien de sidéral. Dans sa
signification objective, il relève d’une détermination toute pratique
(« intérêt » dit le texte) et peut-être toute terrestre :
Mallarmé, qui mentionne Jules Verne dans La Dernière Mode en 1874, avait
peut-être lu Les Anglais au Pôle Nord et Le Désert de glace
(publiés chez Hetzel en 1867, sous le titre général Voyages et aventures du
Capitaine Hatteras). Quoi qu’il en soit, obliquant vers le pôle magnétique,
l’aiguille de la boussole ne sait rien ni de l’étoile Polaire ni des Ourses.
Les phares et fanaux divers, pas davantage. Mallarmé ne les mentionne que pour les écarter :
« hors l’intérêt /quant à lui signalé /en général /selon telle obliquité
par telle déclivité /de feux... »
Le temps de proférer le
monosyllabe Nord, la constellation s’abolit, comme il convient à l’ère de la
science et de la technique modernes. Vers le Nord pourtant, l’instant d’après,
tel sujet la trouvera, en exception de l’Univers. « Froide d’oubli et de
désuétude » certes, mais « pas tant /qu’elle n’énumère/sur quelque
surface vacante et supérieure/le heurt successif/sidéralement/d’un compte total
en formation ». Mais pourquoi le sujet la rechercherait-il ? Pour une
seule raison : le désir du compte total, supporté par les Lettres,
vingt-quatre en tout, pas une de plus, pas une de moins. Le compte total, voilà
ce qui reste du Livre de naguère. Le rend possible, non pas tout ce qui existe
au monde (« tout, au monde, existe pour aboutir à un livre »,
écrivait encore Mallarmé en 1895, Le livre, Mondor, p. 378 ; il a
cessé d’y croire en 1897) mais bien plutôt ce qui n’y existe pas. Ou ce qui y
existe pour en dire que non.
Les constellations
n’existent pas dans l’Univers, mais, malgré tout, elles brillent. Leur
brillance fait de leur inexistence, une existence. Au sens strict, cette
existence tient à leur seul brillance et commence avec elle ; « les
constellations s’initient à briller », les mots se laissent à présent
interpréter complètement. C’est un commencement absolu. Cette existence,
incessamment commencée chaque nuit, dit que non de l’Univers de la science.
Elle dit que non de la Nature, en tant qu’elle n’est pas la phusis. Les
constellations font limite à L’Univers infini et à la Nature, instituées de ce
fait en figures du Tout : « on n’y ajoutera pas. » De même
ici-bas, la mer fait limite à ce qui existe sur terre : « de l’Infini
se séparent et les constellations et la mer, demeurées, en l’extériorité, de
réciproques néants... » (Igitur, Mondor, p.
435).
Comment ne pas songer à
Wittgenstein et à sa définition du Mystique : « le sentiment du Monde
comme totalité bornée » (Tractatus, 6.45) ? La décision de Mallarmé
appelle cependant un autre commentaire. À laisser la Nature en son lieu, c’est
la science qu’il limite. La science dont Renan dit en 1890 qu’elle a de
l’avenir et que Mallarmé appelle « hyperscientifique ». Dans cette
stratégie de la limite, il fait de la mathématique son alliée : « il
faut étudier nos mathématiciens » (note de 1869, Mondor. P. 851). Le
nombre comme limite de la Nature et de la science modernes, cela est tout à la
fois légitime et possible, à une condition : du nombre, remémorer la
généalogie. Elle ramène aux constellations, « le nombre /issu
stellaire » (Coup de dés, Mondor, p. 472). Non pas la science mathématisée
donc, mais la mathématique. La mathématique en exception de la science. Or, le nombre remémoré, est le vers.
Cette entrée a été
publiée dans Sciences humaines, Litterature, Philosophie sur Mars 12, 2013 loic."
Transcription fait par margaritamz, dans le cadre de TOPSYLAC et LUTECIUM
traduction et travail sur le texte ídem topsylac ici
traduction et travail sur le texte ídem topsylac ici